Béjart Ballet Lausanne, Carte blanche à Julien Favreau

Par Céliane De Luca - 29.04.2025

Première partie : Variations pour une porte et un soupir

Sept danseuses et danseurs tirent un numéro au hasard. Derrière eux, un grand tableau noir propose douze titres : « Fièvre », « Braiements », « Ronflements », « Comptine », « Chant I », etc. Pas de chorégraphe, indique le programme, Maurice Béjart est ici metteur en scène.

Constatons d’abord l’évidence : « Variation pour une porte et un soupir »… grince. Des portes aux gonds mal huilés vont et vient, dans une composition musicale assez âpre. Je vois plus le soupir que je ne l’entends, dans le balancement des danseurs, qui improvisent et s’apprivoisent, comme portés par le même souffle.

Car durant cette première demi-heure du spectacle « Carte Blanche à Julien Favreau », l’ancien soliste et nouveau directeur artistique du Béjart Ballet Lausanne (BBL) se met en retrait. Il ne disparaît pas, pleinement présent dans son choix fort, mais il se présente à nous en laissant la compagnie s’exprimer la première. Dans une interview RTS, Julien Favreau souligne son souhait d’à la fois « préserver l’œuvre de Maurice » et offrir aux danseurs une liberté d’interprétation (1, 2). Avec cette partie libre en ouverture de spectacle, il rend hommage à un Maurice Béjart qui supportait mal d’être « devenu une sorte de monument historique que l’on visite » (2). Les chorégraphies se développent telles des plantes, s’enroulant l’une autour de l’autre, et leur éphémérité attire ainsi notre attention sur les danseurs comme interprètes.

Deuxième Partie : L’Oiseau de Feu

Cet ballet élagué et modernisé, ne voue pas une fidélité candide à l’Oiseau de feu dans sa version originale, dont la musique est d’Igor Stravinsky et la chorégraphie de Michel Fokine. En 1952, le jeune Maurice Béjart s’y était déjà frotté, dans une version qu’il jugerait ensuite mineure car n’ayant pas su « [laisser] tomber l’anecdote, les princesses, le petit oiseau féminin, les minauderies » (4).

Béjart souhaitait laisser ouverte l’interprétation de « l’expression abstraite » de l’Oiseau de feu (5). S’il a précisé dans la note d’intention du ballet, en 1970, vouloir exacerber les éléments « Stravinsky musicien RUSSE » et « Stravinsky musicien REVOLUTIONNAIRE » (5), la biographe et journaliste Ariane Dollfus, rappelle dans un article en ligne que Michaël Denard, premier interprète de l’Oiseau, autour duquel il avait notamment façonné sa chorégraphie, n’aurait jamais entendu Maurice Béjart lui parler de cette œuvre comme une œuvre politique, où l’association Costume rouge, Russe et Révolution aurait pu être lourde de sens en pleine guerre froide (4).

Ni conté, ni distinctement politique, l’Oiseau n’est pas pour autant une énigme à résoudre. Il m’échappe, et je le suis des yeux avec l’émerveillement que je portais à mes paumes vides lorsque, enfant, je croyais y avoir recueilli une sauterelle. Je sens battre un cœur hardi sous ses ailes flamboyantes. Peut-être le contraste avec la porte grinçante de tout à l’heure renforce-t-il l’éclat de l’oiseau et du phénix qui rougeoient au centre d’un cercle de Partisans vêtus de bleu. Des vidéos de L’Oiseau de Feu, filmé de dessus, montrent d’ailleurs bien sa composition de méduse ou de fleur, de formes géométriques puissantes et organiques, et dont, si on ne les perçoit que partiellement depuis nos sièges, on s’imprègne d’autant plus. Le ballet se clôt par une union, ou un dédoublement, lorsque l’oiseau et le phénix s’unissent, ventre contre dos, pour ne plus former qu’un être à deux têtes. J’y vois l’apothéose de cette œuvre qui assume son mystère, son esthétique équilibrée, sans pour autant essayer de résoudre, sagement, l’équation de sa puissance

Troisième partie : Béjart et nous

Après l’entracte, en dernière partie, Béjart et nous est une compilation tantôt drôle, tantôt tragique, bizarre ou gracieuse, de treize courtes créations de Béjart, de toutes époques, des tous registres, des solos aux ensembles.

En particulier, Elisabet Ros, Assistante à la direction artistique et danseuse, me transperce avec son solo sur une musique de Jacques Brel. Elle livre un « Ne me quitte pas » qui supplie et ne se résigne pas, et se gonfle de l’absence de l’être aimé, jusqu’à la déchirure. Je crois alors que je ne pourrai plus prêter aux numéros suivants l’attention qu’ils méritent, mais « Quand on a que l’amour » résonne, les danseurs resplendissent dans une mise en scène qui rappelle les jeunes mariés, glorieux, éclaboussés de grains de riz. En ce 27 mars 2025, le printemps s’engouffre par la scène de Beausobre et nous couvre de rosée.

D’autres numéros suivent, jusqu’au final, Batucada, qui réunit toute la compagnie pour un carnaval galvanisant. Je me souviens alors que « Béjart… et nous » évoque un autre spectacle, « 1789… et nous », créé par le maître à l’occasion des 200 ans de la révolution française. Il lui avait alors tenu à cœur de ne pas figer cette date : « la révolution, il ne faut pas célébrer un anniversaire, il faut la faire tous les jours, chaque matin » (6). Sur sa Carte blanche, Julien Favreau a écrit son hommage : Béjart, qui aurait fêté son centième anniversaire le premier janvier 2027, n’est pas un monument que l’on visite, mais une révolution à vivre.

Sources :

1 : « Lʹinvité – Julien Favreau, directeur artistique du Béjart Ballet Lausanne (BBL) », RTS, 2025, 4’16’’, https://www.rts.ch/audio-podcast/2025/audio/l-invite-julien-favreau-directeur-artistique-du-bejart-ballet-lausanne-bbl-28829925.html

2 : « Lʹinvité – Julien Favreau, directeur artistique du Béjart Ballet Lausanne (BBL) », RTS, 2025, 7’15’’, https://www.rts.ch/audio-podcast/2025/audio/l-invite-julien-favreau-directeur-artistique-du-bejart-ballet-lausanne-bbl-28829925.html

3 : « Du ballet à l’électro : Maurice Béjart entre dans la danse chez Thierry Ardisson | INA Arditube », YouTube – INA Arditube, 2004, 0’28’’, https://www.youtube.com/watch?v=xK7wi8Mnxkc

4 : «  Comment sont nés les trois chefs-d’œuvre de Maurice Béjart ? », Res Musica, Ariane Dollfus, 2023 : https://www.resmusica.com/2023/05/12/comment-sont-nes-les-trois-chefs-doeuvre-de-maurice-bejart/

5 : « L’Oiseau de Feu », Ballet Béjart Lausanne, https://www.bejart.ch/ballet/loiseau-de-feu/

6 : « 1789 et nous » de Maurice Béjart au Grand Palais à Paris | Archive INA », YouTube – INA Histoire, 0’52’’, https://www.youtube.com/watch?v=9-G2SWlQCZ8

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