L’invention de nos vies

Par Céliane De Luca - 08.12.2023

Attention spoiler, je dévoile dans cette chronique des éléments de l’histoire qui sont révélés petit à petit dans la pièce et dans le livre.

D’entrée de jeu, Sam trompe son épouse. Pour son anniversaire, cet avocat new-yorkais, symbole de réussite sociale et professionnelle, est entouré de sa belle-famille juive. Tous chantent, dansent, et congratulent le gendre prodigieux. Mais à peine étalé devant le public, ce bonheur se froisse ; Sam, joué par le brillant Valentin de Carbonnières (Molière de la Révélation Masculine, 2019), drague une autre femme que la sienne.

L’invention de nos vies pose dès le titre la question de la construction de soi, sur fond de privilège social. Car, contrairement ce qu’il prétend, Sam n’est pas vraiment juif. Il est vraiment avocat, vraiment beau, vraiment marié à son épouse. Mais pas vraiment le fils de parents décédés dans un accident quand il était jeune. Non, sa maman est bien en vie, habite dans une banlieue française, et espère que son fils, son Samir chéri, est comme elle « un bon musulman ».

Très vite, le public est informé du double-jeu du protagoniste. Même certains personnages se méfient : lorsque Sam arrive sans kippa à un événement religieux, son beau-père trouve cela suspect ; un Juif réellement pratiquant ne l’aurait pas oubliée. Quelqu’un le défend distraitement, mais non voyons, et la vie continue presque comme avant.

En novembre 2023, regarder une pièce à propos d’un Arabe, fils d’une mère musulmane, un homme qui prétend être d’origine juive pour s’intégrer dans la famille d’un rabbin, et se retrouve involontairement lié à un attentat terroriste, est forcément difficile. Plus d’une fois, j’ai dû m’efforcer de revenir au moment présent, à la fiction qui se jouait devant nous. Je ne crois pas que L’invention de nos vies se veuille engagée politiquement. Il me semble plutôt qu’elle veut nous rappeler de ne pas nous égarer dans un individualisme irréaliste.

Les scènes changent rapidement, cinématographiques, et j’aime l’honnêteté de cette mise en scène qui souligne que l’enjeu n’est pas tant de savoir si Sam sera découvert, ni même quel sera l’impact – forcément destructeur – de cette révélation sur sa réputation. Ce que je veux savoir, c’est comment Sam réagira. Qui sera-t-il, quand il ne sera plus personne ? Qui l’aimera, lui qui n’a plus pu être aimé pour lui-même depuis longtemps ?

C’est une pièce sur un personnage qui a fini par croire que le reste du monde, contrairement à lui, fonctionnait par clan. Découragé au début de sa carrière par des dizaines de refus de son CV, il a eu une idée qui se révélera tristement efficace : il a travesti son nom et son prénom arabes. Et a décroché un entretien d’embauche. Des années plus tard, sur le point d’être démasqué, Sam explique à son meilleur ami en avoir déduit que lui seul connaissait la vraie valeur de son travail ; les autres, celle de son patronyme. Il a un peu tort, lorsque Sam sera emprisonné par erreur ; son meilleur ami lui restera fidèle. Il a aussi un peu raison ; sa belle-famille, elle, le délaissera avant même de savoir si oui ou non, il est coupable.

Aussi doué, aussi déterminé soit-il, Sam, néglige un élément essentiel de son propre plan : alors qu’il dit être un self-made man, il ne peut avouer la vérité aux gens dont il répète ne pas avoir dépendu pour atteindre les sommets, sans tout perdre. Son dilemme m’a fait penser à un passage au manuel sur l’écriture créative « Monkeys with Typewriters » de Scarlett Thomas, dans lequel elle décrit ainsi la solitude au cœur des histoires d’ascension sociale telles que Cendrillon : « Cette intrigue met l’accent sur la relation d’un individu avec sa nouvelle richesse, quelle qu’elle soit. C’est la relation principale, et toute autre relation sera secondaire ». * L’invention de nos vies raconte ce qui se passe après, lorsque l’effet de nouveauté s’estompe, mais que les relations sociales demeurent.

À la fin de la pièce, sa belle-famille, son amante principale et sa carrière perdues, Sam exulte : je suis libre ! C’est vrai, il est sorti de la prison dans laquelle ses mensonges l’avaient jeté, tant au propre qu’au figuré. La loi a compris, à raison, qu’il ignore tout des affinités de son petit frère avec des groupes terroristes. Toutefois, cette ultime exclamation, que Sam lance au public ou à lui-même, me déconcerte ; libre, mais libre de quoi ? de repartir de zéro, quelques économies en plus ? d’avouer sa vraie identité à ses enfants, s’il souhaite et réussit à en obtenir une garde partielle ? de conquérir de nouvelles femmes ? Le rêve américain s’est effondré, mais le self-made man, lui, traverse New York sous la pluie purificatrice, persuadé qu’il pourra renaître, seul, et inlassablement.

* Ma traduction, version originale : “The emphasis in this plot is on an individual’s relationship with new wealth, of whatever sort. This relationship is primary, and any other relationships will be secondary.” p.137 (2016)