La Machine de Turing

Par Aude Haenni - 21.11.2019

« C’est l’histoire d’un homme qui court. Son cœur bat à plein régime dans sa poitrine. Et dans son cerveau irrigué par l’afflux sanguin, des équations à de multiples inconnues se résolvent. Après quoi court-il, après quel savoir, après quel mystère ? », narre le comédien, une pomme à la main. En arrière-plan, sur un écran, défilent des images de guerre, d’extraits de Blanche-Neige. Telle est la mise en situation de l’histoire qui nous est contée en ce mardi soir.

Janvier 1952, dans un commissariat de Manchester. Alan Turing, professeur de mathématique, a été cambriolé, l’inspecteur Mick Ross prend note de sa déposition. Ce premier échange entre les deux protagonistes – l’un bègue et probablement autiste, l’autre pince-sans-rire – prête à sourire. Si ce n’est que Turing s’empêtre, de quoi éveiller quelques soupçons. Flashback. Amaury de Crayencour (jouant le commissaire) enfile une veste en cuir et un béret afin de se mettre dans la peau d’Arnold Muray, amant de Turing, rencontré quelques mois auparavant dans une ruelle sombre.

Entre va-et-vient, habile stratagème d’accessoires porté par de Crayencour selon le personnage qu’il incarne, bande-son quasi cinématographique, mur d’images changeant par rapport aux divers événements, tout est pensé pour transporter les spectateurs avec succès dans une histoire palpitante. Butant sur les mots lorsqu’il incarne Turing, Benoît Solès retrouve par ailleurs une diction parfaite en se tournant régulièrement vers le public afin de situer, d’éclairer les situations, et d’amener les flashbacks avec fluidité.

On découvre au fur et à mesure de la pièce l’invitation de Hugh Alexander, joueur d’échecs, à ce que Turing rejoigne l’équipe enrôlée par les Services de renseignements dans la cryptanalyse d’Enigma – système permettant aux Allemands de communiquer entre eux durant la guerre. L’amour enflammé pour les chiffres, les machines pensantes, Blanche-Neige. Ses déboires, ses humiliations. Le décryptage du code grâce à Christopher, sa machine, nommée ainsi en hommage à son amour d’enfance. Le héros, sous silence depuis dix ans, qui avoue finalement tout à l’inspecteur, et ce lien d’amitié qui se crée malgré les conditions. Son homosexualité, interdite par la loi anglaise, qui lui vaut d’être condamné en 1952 à la castration chimique.

« C’est l’histoire d’un homme qui court. Son cœur bat à plein régime dans sa poitrine. Et dans son cerveau irrigué par l’afflux sanguin, des équations à de multiples inconnues se résolvent. Après quoi court-il, après quel savoir, après quel mystère ? », content les deux comédiens d’une même voix. Une pomme à la main, plongée dans le cyanure, annonce le suicide d’Alan Turing.

Comme si une telle fin ne se suffisait pas à elle-même, Amaury de Crayencour s’installe au bureau pour taper sur son ordinateur portable quelques derniers mots sur ce génie méconnu et précurseur qu’était Turing, lui-même inventeur…de l’ordinateur. Clap de fin et dernière claque pour le public de la part de Benoît Solès, non seulement comédien habité par son personnage mais aussi auteur de la pièce, qui a voulu « célébrer le visionnaire et l’inadapté, le héros et le martyre, bref, l’homme extraordinaire, courageux et passionnant que fut Alan Turing ». Beausobre est debout et nul doute que l’on se souviendra de cette pièce – et de Turing – encore longtemps.