Le songe, le mouvement et l’odeur de la mer, avec le Béjart Ballet

Par Céliane De Luca - 31.01.2023

Un jeune homme se lève et cherche. Gil Roman, successeur controversé de Maurice Béjart, a creusé Tous les hommes presque toujours s’imaginent dans la texture d’une œuvre du compositeur John Zorn. De cette rencontre est née un récit flou, mais pas décousu. Au contraire, c’est une toile gluante, c’est un ingénu sous l’emprise d’une prêtresse. Ou peut-être est-elle une déesse, séductrice, démone ; la référence m’échappe probablement, mais même sans la connaître, je crains cette femme. Elle nous regarde, sourit et se détourne. Elle se couvre les yeux, puis fixe les autres danseurs. Des proies. « C’est un sourire triste », propose ma sœur Delphine, à l’entracte, « Elle est prise au piège de son propre rôle, mais je crois qu’elle est empathique ». Et pourtant, triste ou sournois, son sourire nous renvoie à notre passivité de public qui ne comprenons pas mieux que les créatures qui sont sur la scène ce qui leur arrive.

Dans une interview de Joëlle Loretan, Gil Roman expliquait avoir longtemps espéré pouvoir utiliser le titre Tous les hommes presque toujours s’imaginent pour l’un de ses ballets. Ce titre, qui est aussi celui d’un recueil de réflexions du penseur et écrivain suisse Ludwig Hohl, l’intriguait parce que : « On s’imagine quelque chose, à chacun sa vérité, quoi qu’on fasse. On refait sa vie, on s’imagine ; on évoque nos souvenirs, mais on les refait. Rien n’est réel ».[1]

C’est pourtant le titre original du recueil, Dass fast alles anders ist, littéralement Que presque tout est autre ou Que presque tout est différent, qui m’a aidée à m’orienter dans ce paysage inventé, à en percevoir les reliefs dessinés par les ombres. Là-bas, les mains se frôlent, sans s’entrelacer. Les ongles des personnages ne sont pas des griffes, pourtant, mais dans ce songe, on ne se rencontre pas. On se veut.

Métaphore du passage à l’âge adulte, des injonctions à l’hétérosexualité ou simple fantaisie, Tous les hommes presque toujours s’imaginent me semble être avant tout une histoire de glissement de la joie au désir. Le jeune homme court, cherche je ne sais quoi et est trouvé par je ne sais qui. Il s’échappe vers une où les amis sont jeunes, les mouvements joueurs, l’air léger. Il est rattrapé par la foule uniforme et inépuisable. Les danseurs se suspendent à un mur blanc, au milieu de la scène, comme des papillons épinglés par une collectionneuse. Les danseurs se hissent, s’attrapent. D’abord vêtue de pagnes, la troupe termine sa performance vêtue de tuniques de la couleur de leur peau. En voyant les personnages se dénuer de tout signe de leur appartenance terrestre, ou du moins sociale, je me demande si je ne suis pas la complice impuissante du triomphe d’une vérité monolithique.

Après l’entracte, la troupe revient avec 7 danses grecques, une création de 1983. Il y a trente ans, Béjart avait expliqué : « C’est pourtant là qu’est la clef du problème : devenir l’autre et non pas dépeindre l’autre ». [2] Si je connais peu la Grèce, je suis pourtant reconnaissante à Béjart ; j’imagine assez quel serait mon effroi si je subissais la performance de joyeux lurons interprétant 7 danses suisses, tous vêtus d’un tutu en bricelet ou rebibes de gruyère, pour faire chic.

Pour cette deuxième partie du spectacle, le rebord qui, telle une arène, encerclait la scène a disparu. Tous les hommes presque toujours s’imaginent avait reclus ses personnages entre des bordures, certes basses, mais épaisses. 7 danses grecques les libère. Ils dansent leur sortie au soleil. Leurs pas évoquent le folklore grecque, les danseurs forment des lignes et, en se croisant, donnent une impression de foule qui ne grouille pas. Leurs dizaines de pieds, se déploient alors comme une vague. La vague m’engloutit et lorsqu’elle me recrache sur mon fauteuil, malgré la saison, je n’ai plus froid. Les corps épousent la forme d’une culture, sans « rien qui ne rappelle extérieurement l’univers grec, (…) juste le mouvement et l’odeur de la mer » [3] : tel était l’hommage que le chorégraphe avait imaginé.

Céliane De Luca

[1] «LA DANSE EST AUSSI LE PLAISIR DE LA  CONSCIENCE DU CORPS»
www.cliniquement-votre.magnum3.ch/article/%ABla-danse-est-aussi-le-plaisir-de-la-conscience-du-corps%BB/14

[2] « 7 danses grecques »
www.bejart.ch/ballet/7-danses-grecques/

[3]« Maurice Béjart et ses Sept danses grecques au cœur de Lausanne »,
www.swissinfo.ch/fre/maurice-b%C3%A9jart-et-ses-sept-danses-grecques-au-c%C5%93ur-de-lausanne/1800338