Nous sommes dans une forêt. Une femme hèle son compagnon, disparu dans la végétation. Son accent vaudois durcit le « r » de « Pierre », et allège le ton de l’épopée. Elle l’appelle encore et encore, en se faufilant entre les arbres. On sent une odeur de terre humide, et, l’oreille à l’affut, on compatit pour cette pauvre exploratrice malgré elle.
Puis Tiphanie Bovay-Klameth sort des arbres, et de son personnage. Sous ses pas vifs, le tapis de feuilles redevient une scène nue. À peine a-t-on le temps de cligner des yeux pour s’assurer que le bois n’existait que dans notre tête, que la comédienne nous invite dans une maison, une autre, une salle de gym. Vêtue de noir, elle glisse d’un lieu à l’autre, une respiration pour seule transition. En apnée dans son univers chatoyant, on a parfois du mal à reprendre son souffle. Si l’on manque d’air, c’est que « D’autres », le premier one-woman-show de la Lausannoise, est d’une extraordinaire justesse. Chaque nouvelle situation nous arrache alors à la précédente, dans laquelle sa gestuelle ample et précise nous avait plongés entièrement.
Récompensée par le Prix François Silvant 2017 et le Prix Théâtre de la Fondation vaudoise pour la culture 2019, Tiphanie Bovay-Klameth emmène les spectateurs dans le village fictif de Borbigny, en effervescence avant un grand évènement : le spectacle de gym. L’humoriste y raconte le quotidien des sociétés locales, sans moquerie ni sentimentalisme. L’exercice est délicat, et réussi haut la main. Car elle ne s’empare pas de tous ces gens, elle les investit. Elle ne dit pas « Voici une mère en colère », elle dit « Si j’étais une mère en colère, je serais comme ça ». Celle-ci, à bout de nerfs parce que la brique de lait est vide et que sa nichée lui assure que « Ce n’est pas moi qui l’ai bu », c’est la nôtre. La marraine (notez à nouveau le comique du « r » et du « ai » du terroir), démunie face à la résistance d’un enfant, c’est notre tentative de baby-sitting. Le père, heureux malgré la « roille », on l’a reconnu aussi, c’est nous face aux montagnes, à la mer, à tous nos paradis.
Venir au one-woman-show d’une improvisatrice professionnelle, c’est offrir un coffre rempli de pâte à modeler à une enfant particulièrement éveillée. Elle crée des personnages expressifs qu’elle arrange dans un décor vivant. Ses multiples talents convergent là : elle ne crée pas « une » salle de gym, mais « cette » salle-ci, celle avec les rubans de couleur dans un bac à gauche, avec Monique et Monique P. qui ne se placent pas comme il faut. Elle se détache brillamment du vague, rien n’est insignifiant.
On est fascinés, pourtant quelque chose nous retient : elle ne nous propose pas de jouer avec elle. Elle ne nous dit ni son nom, ni qu’elle a fini, on peut regarder maintenant. Durant une heure et demie, presque personne aucun applaudissement ne retentit. Pourtant, tout est drôle, et nos mains auraient été ravies de pouvoir se dégourdir entre deux scènes. Mais le public ne peut pas s’imposer et si la maîtresse de cérémonie ne réclame pas de laurier, on doit se contenir.
Tiphanie Bovay-Klameth joue ce spectacle depuis 2017. Inutile, donc, de faire remarquer à cette observatrice hors pair que les scènes sont un peu longues, et les coupures trop nettes. Elle le sait sans doute, mais a conservé ce rythme ; peut-être pour amener au théâtre la monotonie de nos défis ordinaires ? L’humoriste formée à la Manufacture n’a probablement pas oublié non plus le public installé à quelques mètres d’elle. On s’interroge pourtant.
Ne pas se faire extraire des rires sociaux par des pauses calculées, ne pas craindre d’être hissé sur scène comme spectateur-cobaye, est agréable. Ce quatrième mur, avec fenêtres mais sans porte, a aussi l’avantage de ne laisser vivre que les rires irrépressibles. D’ailleurs, ils ne sont pas rares. Mais ils restent trop souvent isolés. Timides ou polis, nous rions moins fort, par peur de déranger, de nous faire remarquer. S’adresser directement à son public, même brièvement, même une seule fois, aurait peut-être permis à Tiphanie Bovay-Klameth de nous laisser la rejoindre, sans qu’elle n’ait à vendre son âme.
À l’issue du spectacle, le hall de Beausobre bourdonne d’une voix homogène : spectacle excellent, mais quelques longueurs. Les applaudissements chaleureux de ce même public, offerts quelques instants plus tôt, apparaissent alors non seulement comme encouragements, mais aussi comme des affirmations de soi : nous étions là aussi. Dans chaque situation, nous reconnaissions notre petit monde, nos « p’tits décas » et nos souvenirs d’enfance. Autant qu’hilares, nous sommes reconnaissants à la comédienne de nous avoir rappelé l’importance d’un ruban de couleur. Nous aurions seulement aimé pouvoir le lui montrer avant le final.
Céliane De Luca